En octobre 2018, je suis partie en voyage sur une île du Cap Vert. Au nord de Boa Vista, où je résidais, la nature désertique offrait un spectacle grandiose et inhumain. Ici avaient vécu des pêcheurs aujourd’hui disparus. Face à la mer rude, le vent soufflait sans discontinuer et des chèvres avaient pris possession de l’espace. Une lutte sans merci les opposait la nuit à des chiens sauvages ; sur le sol, il n’était pas rare de trouver des os blanchis par le soleil et lavés par la pluie.
Quand j’y suis retournée l’année suivant, les chèvres avaient disparu à leur tour, ne restaient que leurs traces ossuaires, véritables Memento mori à ciel ouvert. J’ai voulu en garder la mémoire. Alors que je ramassais des os au hasard, comme on cueille des fleurs, j’ai senti sur cette terre à quel point je vivais. J’ai pensé au texte d’Albert Camus Le désert1, et au vers de Shakespeare Devouring Time, Blunt thou the lion’s paws2. J’ai filmé cet instant, cette nudité du monde curieusement envahie par le chant d’oiseaux invisibles. Dans l’image où rien ne bougeait, où rien n’indiquait le défilement du temps, j’ai réalisé que seul mon propre épuisement à filmer, à tenir la caméra à bout de bras, et le mouvement de tremblement qui en résultait devenaient mesure de temps.
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[1] « Au sortir du tombeau, le Christ ressuscitant de Piero della Fransca n’a pas un regard d’homme. Rien d’heureux n’est peint sur son visage – mais seulement une grandeur farouche et sans âme que je ne puis m’empêcher de prendre pour une résolution à vivre. » – Albert Camus (1938), Le désert, in Noces.
[2] Sonnet XIX, William Shahespeare (1609) in Les Sonnets.